1. Il était trois heures du matin lorsque la sonnerie de son téléphone portable brisa le silence apaisant de la pièce. Elenore ouvrit difficilement les yeux, roula sur le côté pour se saisir avec dextérité de l'engin, qu'elle coupa brutalement. Elle n'était couchée que depuis deux heures et aspirait à un minimum de repos, sachant la longue journée qui l'attendait demain. Alors qu'elle s'apprêtait à se rendormir aussitôt, dans un état second, la litanie incessante recommença. Et merde. Elle étouffa un juron en se redressant, dorénavant complètement réveillée. Tandis qu'elle décrochait de sa voix rauque, son regard bleuté se perdit sur la silhouette de Russell qui venait de grommeler quelque chose en se retournant. Puis, sur la pièce en son entier. Un bordel sans nom régnait ici. Leurs vêtements se trouvaient éparpillées absolument partout, pêle-mêle avec le contenu du bureau qu'elle avait renversé à terre dans un accès de colère. Pourquoi ? Depuis leur réconciliation sulfureuse sur l'oreiller, Ellie avait oublié. Ca n'était qu'une dispute de plus. Si au début de leur relation la passion et le désir rythmait leur vie d'étudiants en médecine, la réalité les avait rapidement rattrapé : les horaires incompatibles, les rancoeurs, la fatigue qui rend désagréable, les non-dits et les malentendus. Leurs colères étaient fréquentes et de plus en plus rapprochées. A croire qu'un médecin n'avait pas le droit de goûter au bonheur d'une relation stable. Certes, tous deux étaient différents. Radicalement différents. Mais c'est exactement pour ça qu'elle aimait Russell. Il était une tornade, un feu d'artifice. Le genre d'homme que l'on peut fréquenter des années sans jamais s'en lasser. Mais malgré tout, ils se faisaient du mal. Beaucoup de mal. Elenore ressentait de plus en plus souvent cette douloureuse impression : celle d'être la seule à fournir des efforts. La seule à tout mettre en oeuvre pour que se poursuive une histoire qui valait la peine que l'on se batte pour elle. La seule à renforcer le fil tenu qui les unissait. Oh, bien sûr, ça n'était qu'une impression. Un ressenti à la con sûrement biaisé. Mais il était là, pernicieusement infiltré dans son coeur. « Leni ? J-je suis désolé de t'appeler aussi tôt mais il faut que tu viennes. C'est papa. Il... il s'est suicidé. » Frappée par cette atroce nouvelle, Elenore laissa tomber son téléphone l'espace d'un instant, complètement sonnée. Son père n'était pas le genre d'homme à encastrer sa voiture de luxe dans un mur. Son père était un médecin réputé, un homme détaché de tout, bien sous tous rapports. Un mari aimant mais distant, un père intransigeant strict. Un homme de valeur qu'aucun sentiment ne venait entacher. Un roc, putain. Un roc. « Je prends le premier avion Elliott. » Les sanglots qui se brisaient dans sa gorge malgré un sang-froid exceptionnel ne lui permirent pas de prononcer plus que ces quelques mots. Elle ne savait rien de la véritable histoire. Rien de la tromperie de sa mère avec un collègue de travail, rien de sa volonté de le quitter et surtout... elle n'imaginait pas la force des sentiments de son père et le désespoir que lui causait la perte de son mariage. Derrière cette façade austère se cachait un homme sans nul doute trop romantique pour son époque et dépassé par cette perte de contrôle qu'il ne pouvait pas maîtriser. Trop attristée pour faire attention au sommeil de Russell, elle tomba nez à nez avec lui au sortir de sa douche, parfaitement réveillé : « Laisse-moi t'accompagner. Je viens avec toi. » Et il la serra dans ses bras. Les yeux clos, elle aurait aimé pouvoir s'y perdre et y rester jusqu'à la fin des temps, sa tête nichée dans sa nuque. Pourquoi avait-elle la désagréable impression que cette scène ressemblait à s'y méprendre à une scène d'adieu ? Leonore n'en avait aucune idée. C'était comme si un je-ne-sais-quoi prophétique était inscrit dans sa chair. « Non. J'ai vraiment besoin de le faire seule, Russell. Ca ne serait pas long, je te le promets. » Elle disait vrai. Elle ne voulait pas de son soutien dans ce moment-là. Elle devait affronter la situation seule et savoir y faire face. La culpabilité qui la rongeait était trop forte et elle devait s'en sortir seule. Ellie s'en voulait terriblement. De n'avoir jamais dit à son père qu'elle l'aimait, de ne jamais l'avoir compris, d'avoir abandonné une famille bien trop austère pour partir étudier aux Etats-Unis. Après un baiser passionné à Russell, comme seules peuvent l'être les étreintes les plus désespérées, la jeune femme fourra mécaniquement quelques affaires dans une valise avant de franchir le seuil de la porte. Il était quatre heures et à cet instant, elle n'imaginait pas qu'elle ne reverrait pas Chicago ou Russell avant deux longues années.

Deux jours plus tard, ce fut l'enterrement. L'apothéose de l'horreur. Voir tous ces regards compatissants sur sa frêle silhouette endeuillée était bien plus qu'elle ne pouvait supporter. Elenore était bien incapable de dire un mot et avait expressément fait savoir que la famille n'accepterait aucunes condoléances. C'était trop douloureux. Ils disaient tous comprendre. Mais qu'en savaient-ils, putain ? Que connaissaient-ils de la relation particulière qui la liait à son père ?! Rien, bordel. Rien, et ils se permettaient de dire qu'ils savaient ce qu'elle ressentait. Non, ils n'en avaient aucune foutue idée. Bonnie se sentait morte. Vidée. Comme si son père avait arraché un morceau de coeur de sa poitrine pour le garder en souvenir. Et c'était foutrement douloureux. Il paraît que les épreuves qui ne nous tuaient pas nous rendaient plus fort. Qu'en est-il de celles qui nous assassinent à moitié ? Qui nous laissent presque mort sur le bord de la route, avec une plaie béante à la place du coeur ? Leonore avait l'impression que la plaie était arrosée à l'acide, afin qu'elle ne cicatrice jamais. L'on pouvait tout tenter, la plaie continuait de creuser sa route à travers sa chair, de la façon la plus douloureuse qui soit. Et cette souffrance sourde, personne ne pouvait la comprendre. Personne. La culpabilité était sans doute le sentiment le plus nocif de la terre et il la détruisait. Ellie regrettait. Si elle n'était pas partie, peut-être aurait-elle pu comprendre quelle femme méprisable était sa mère et empêcher ce massacre. Et surtout, si elle avait fait plus d'effort, malgré la distance de ce père qu'elle n'avait jamais compris et sa froideur naturelle, peut-être vivrait-elle mieux son décès aujourd'hui. Ne pas dire aux gens ce que l'on ressent est la chose la plus stupide au monde. Maintenant, la jolie blonde comprenait. Malgré tout, elle aimait son père et maintenant, elle n'avait plus aucune chance de remettre de l'ordre dans leur relation. Voir sa mère jouer la veuve éplorée au cimetière la tuait et la jolie blonde - pourtant pas mesquine - espérait que la culpabilité la rongeait encore bien plus violemment qu'elle. Heureusement que ses frères aînés étaient là. Ils se montraient d'un soutien sans faille et Elenore sentait qu'elle avait besoin de rester un peu en Angleterre. De retrouver ses racines. D'apaiser son être. Mais avant, la belle blonde ne voulait plus jamais éprouver ça. Jamais. Elle n'était pas assez forte pour subir de plein fouet une nouvelle fois cette détresse innommable. Il lui fallait se séparer des gens qu'elle aimait et qui l'aimait pour ne pas souffrir de nouveau. Elle allait commencer maintenant. Une semaine après l'enterrement, elle n'allait évidemment pas mieux, mais elle savait ce qu'elle devait faire : se protéger. C'est pourquoi elle envoya ce simple message à Russell, beaucoup trop distant et impersonnel pour être d'elle, toujours si prompte à mettre des mots sur les émotions qui l'assaillaient : « Je suis désolée Russell, mais je ne reviendrai pas. J'ai compris certaines choses ici et il est mieux pour nous deux qu'on s'arrête là. Ellie. » Bien sûr qu'elle l'aimait. Mais l'amour n'était pas suffisant. Il ne les empêchait pas de se déchirer, de se faire du mal. Il les empêchait par contre de mettre un terme à tout ça. Il les empêchait d'être peut-être un jour heureux, séparément. Et pire que tout, il les empêchait d'être épanouis ensemble. Leur amour était trop fort, trop brutal, trop auto-destructeur. Elenore n'était pas de taille à l'affronter pour le moment.

2. Carter et Elenore dînaient dans l'un des restaurants les plus huppés de Londres. De là-haut, ils avaient une vue imprenable sur toute la ville. Meilleur ami de son frère aîné (le chirurgien esthétique), Carter état un homme d'affaire charmant qui disposait d'un monde entier à ses pieds. Il s'était révélé un soutien inattendu à la mort de son père. Le genre de présence rassurante que l'on ne remarque pas de prime abord et qui, subitement, s'est forgé une place dans votre vie. Ils sortaient ensemble depuis plus d'un an. Elle était tout ce qu'il n'avait jamais désiré et Elenore... vivait cette relation en simple spectatrice. Le décès de son père l'avait si ébranlée qu'après avoir rejeté violemment l'homme qu'elle aimait, elle était entrée dans une seconde phase, toute aussi destructrice : celle où elle avait un besoin viscéral d'attention. D'affection. D'amour. Comme une enfant. Carter était là. Prévenant, doux, aimant. Policé, lisse et chiant comme la pluie, aussi. Ellie ne l'aimait pas, mais il avait été là quand elle avait eu besoin de lui. Il l'avait aidée à remonter la pente, à se replonger corps et âme dans ses études de médecine. Il méritait davantage que sa reconnaissance ou son amitié et elle savait pertinemment ce qu'il souhaitait d'elle. Elle lui avait donné, tout naturellement. Carter ne l'avait pas brusquée, bien au contraire. Un peu ailleurs, comme à chaque fois qu'il l'emmenait dans ce genre d'endroit très classieux qu'elle détestait, avec cette nourriture recherchée qu'elle exécrait, Elenore ne réagit pas tout de suite à la tirade de Carter. « Ellie, tu m'écoutes ? » son regard bleuté vint se poser sur le visage parfaitement ciselé du garçon. « Oui, désolée. Tu disais ? » D'un geste théâtral, le garçon sortit un magnifique écrin Cartier qu'il déposa sur la table avant de l'ouvrir. Une bague de fiançailles étincelante y reposait sagement. « Oh, rien d'important... Je te demandais tout simplement si tu souhaitais passer le restant de tes jours à mes côtés. » La pièce tangua, tandis que le temps sembla se figer. Avait-elle bien entendu ? Evitant son regard pressant, Elenore riva ses yeux vers la bague tandis qu'elle se mordait la lèvre inférieure. Tout ceci n'était qu'une affreuse et vulgaire mascarade. Elle ne l'aimait pas. Elle l'appréciait, c'était sûr. Mais les seuls sentiments qu'elle ressentait pour lui s'apparentaient à une tendresse infinie et à une admiration sans borne. Elle n'oublierait jamais tout ce qu'il avait fait pour elle et son soutien inébranlable. Carter était un homme bon. Un garçon d'un autre temps comme il n'en existait plus. Il méritait une femme à sa hauteur. Pas une jeune fille paumée qui restait à ses côtés parce qu'elle se sentait redevable. C'était ridicule. Elle était ridicule. Carter méritait cette vie de rêve à laquelle il aspirait. Elenore elle, avait besoin de passion et d'amour pour avancer. Cette affirmation venait de la frapper de plein fouet. Comme si le robot qui avait pris sa place pendant ses deux douloureuses années venait de s'éteindre à tout jamais. Elle ne ressentait pas pour Carter les fourmillements dans le ventre qui ne la quittaient pas lorsqu'elle était auprès de Russell. Elle ne le désirait pas en permanence et ne souffrait pas d'être séparée de lui, même quelques minutes. Ils ne se disputaient pas mais jamais Elenore s'était sentie aussi vivante que lors de ses engueulades mémorables avec Russell. Il était beau. Brillant. Généreux. Mais il ne la faisait pas vibrer et trouverait sans doute une femme qui le rendrait heureux bien mieux qu'elle. Un sourire triste prit possession de son visage tandis qu'Ellie se levait, avec un calme étrange. Elle n'osait pas river son regard sur Carter dont l'air surpris allait lui briser le coeur et lui ôter tout courage. « Carter, je ne peux pas faire ça. Je ne suis pas la femme qu'il te faut. Je suis désolée, je crois que je me suis perdue en chemin depuis le décès de mon père et malheureusement, je t'ai fait t'égarer avec moi... J'espère que tu trouveras une femme digne de devenir la tienne et que tu ne m'en voudras pas trop. Sache que ce que tu as fait pour moi, je ne l'oublierai pas. Tu m'as sauvée la vie et je crois qu'encore, je pèse mes mots. Mais nous deux, ça ne pourra jamais fonctionner. Je n'aurais pas dû te faire croire le contraire. » Elle se leva sous les regards courroucés des autres clients du restaurant et fit volte-face. Carter la suivit. Sans un mot, il lui fourra fermement l'écrin dans la main et Elenore soutint enfin son regard. Il la détestait. Sans un mot, il retourna s'asseoir à sa place, l'air droit et inébranlable. Quant à elle, elle allait repartir. Cette demande en mariage avait été un électrochoc. Elle ne se voyait avec personne d'autre que lui. Et en prenant cette bague, elle avait eu l'impression de le tromper...